FREI DRANG



L'encre de la plume qui glisse sur le papier est semblable au sang coulant dans mes veines.

 
 
 

Quand l'obscurité devient espoir

PROLOGUE:

De ma vie, je ne retiens aujourd'hui rien de plus que des mots. Atteinte d'une maladie appelée Alzheimer, je ne peux plus désormais ni épeler mon prénom, ni raconter ce qui la veille occupait mon esprit. L'écriture elle-même commence à s'évader, et mes souvenirs eux s'échappent chaque seconde un peu plus. Alors, tant que que la mémoire me revient quelque peu, j'écris. J'écris ce qui m'appartient encore, dans ma tête et dans mon coeur, j'écris tous les vestiges d'une vie qui s'enfuit, j'écris jusqu'à l'oubli pour faire perdurer de moi une trace, même infime, et pour que les doutes qui tout au long de ma vie m'ont assaillie sans relâche puissent ne pas totalement disparaître lorsque le mécanisme de mon coeur s'arrêtera, et que ma conscience s'éteindra dans l'obscurité vers l' inconnu...

 

Cela faisait déjà plusieurs années que j'avais fui les choses futiles de la vie. J'avais laissé derrière moi tout ce que je connaissais jusque-là, pour enfin partir en quête de cette vérité que je soupçonnais déjà depuis mon adolescence. Celle-ci, loin de m'épargner, m'avait au contraire écorchée vive, dépouillant mon âme de toute naïveté et de toutes croyances, de tout bonheur et de toute joie, confrontant la moindre parcelle d'innocence qui m'habitait à la part noire et destructrice de l'humanité. Le mensonge et la lâcheté m'avaient terrassée; l'inutilité et l'horreur des Hommes m'avaient, quant à eux, complètement achevée. De cette pèriode de ma vie, j'étais ressortie anéantie, brisée, détruite...on pouvait tout aussi bien dire que j'y étais restée, que mon adolescence m'avait tuée. Il est certaines choses de la vie que l'on préfèrerait ne jamais voir, ne jamais entendre, ne jamais comprendre... tout est si merveilleux dans la brume de l'ignorance!


Lorsque, pour la première fois, j'avais laissé mes yeux voir pleinement le monde qui les entourait, le choc de ce qui s'y était reflété m'avait plus ébranlée encore que la plus grande des secousses sismiques: celle-ci, malgré ses nombreuses et même innombrables victimes, ne dure que le temps d'une secousse, même d'une vague; d'une seconde d'horreur... Le même processus se déroulait dans mon esprit, et en combien de fois plus douloureux! Cette seconde d'horreur se déroulait en moi à chaque instant, inlassablement, infiniment, tandis que devant mes yeux, sans cesse, se ressassaient anorexies, génocides, automutilations, guerres, luttes de pouvoir incessantes, magouilles politiques, camps de concentration, puis d'extermination, crises de boulimie, suicides, dépressions, viols, meurtres, famines, maladies, pauvretés, égoïsmes, inégalités, avarices, narcicissmes, dictatures, et tellement d'autres encore, images et mots qui me broyaient l'âme, pression ignoble qui m'écrasait le coeur et empêchait mes yeux de voir une autre couleur que la noirceur de nos vies ...


On n'aurait jamais assez de papier et d'encre pour tous les citer, ces multiples crimes contre l'humanité, contre ce que d'aucun appelle l'« intelligence humaine »... Mon esprit en tout cas en débordait, il n'était plus qu'horreur et sang, et mes joues ne pouvaient plus sécher les marques indélébiles que causaient mes larmes, inutiles évacuations du découragement profond et du total dégoût de la vie que cette torture mentale n'avait de cesse de m'apporter...


Mais malgré le peu d'homogénéité que je gardais de moi et les blessures si profondément ancrées qui me possédaient, j'avais finalement réussi à ordonner à mes jambes d'arrêter de trembler, à mon corps de se remettre à fonctionner... En fait, seul mon coeur restait inapte et silencieux, se brisant mille fois face aux malheurs, et ignorant les moindres bonheurs. Il y avait au moins un avantage aux tourments qui m'habitaient; ici, contrairement à une catastrophe naturelle, ils ne faisaient qu'une seule victime... De plus, ils me renforcaient et me faisaient trouver en moi une force et une volonté que je n'avais pas, mais c'était en fait tout ce dont j'avais besoin; mon unique raison de vivre n'étant plus désormais que celle qui donnerait à ma vie l'utilité me permettant de tenir encore debout, celle qui peut-être comblerait le gouffre que j'abritais, et qui, but inatteignable mais pourtant si noble, m'éloignerait pour un temps de l'égoïsme des Hommes...


Alors, j'étais partie en Afrique, et ce, pendant très exactement mois. Terre des origines bafouée par l'arrivée des êtres blancs colonisateurs et des déserts arides qui assèchent les gorges des peuples qui l'habitent encore, elle inspirait en moi ce continent perdu que j'aspirais à retrouver, emblème de la pauvreté, de la misère et du règne des peuples nordiques qui l'avaient réduite à presque rien. Si j'avais choisi ce continent pour accomplir ce qui me paraissait la chose la plus essentielle à ma guérison, c'est qu'elle était l'une des terres à avoir le plus souffert de cette domination, et que je me sentais en devoir de réparer les injustices puis la totale indifférence passées vis à vis de ces peuples. La seule chose qu'il m'était possible d'accomplir face à cette immense tâche que je m'étais un jour attribuée, et qui consistait à l'égalité de l'accession au bonheur dans le monde, était de renier la facilité, qui serait atteindre un puéril bonheur égoïste, et de me consacrer à celui des autres, de ceux qui n'y ont, habituellement aucun droit, de ceux qui connaissent ce mot sans jamais pouvoir en toucher la signification; et je ne disposais pour cela que d'un unique moyen, bien piètre face à la grandeur de ce que je voulais en faire: m'engager dans l'une de ces quelques associations humanitaires, qui, parcourant l'Afrique, procuraient leur aide, leur soutien et leurs dons aux orphelins de l'Humanité, que la chance semblait avoir oublié et le mauvais sort, dépouillé.


Les quatres premières années furent merveilleuses. Je m'oubliais, ainsi que ma solitude, à travers ce travail collectif, et cet espoir que nous dégagions m'envahissait et me gagnait moi aussi peu à peu. Nous n'étions pas beaucoup, mais pourtant bien plus que ce que j'avais imaginé: un peu plus d'une trentaine de personnes dans l'association que j'avais choisi de rejoindre; une trentaine à ne pouvoir vivre la conscience tranquille tant que d'autres mourraient chaque jour par le monde. C'était si peu, et pourtant tellement énorme à la fois, car cela signifiait que sur cette terre, d'autres que moi étaient prêts à sacrifier la vie facile dont ils avaient hérité pour la consacrer aux autres. Cela signifiait tellement pour moi d'enfin pouvoir partager ce fardeau qui, toujours, entravait le moindre de mes mouvements, dirigeait la moindre de mes actions, retenait le moindre des sourires que je voulais esquisser sans qu'il ne soit un sourire de pitié, d'encouragement ou d'espoir... Ce bonheur relatif ne m'avait malheureusement été que de courte durée car, très vite, de sombres pensées m'étaient revenues. J'avais beau m'acharner à aider, encore et toujours, à faire les tâches les plus physiques pour m'épuiser et n'avoir plus le temps de penser, à sourire sans cesse à tous ceux que je croisais d'un sourire plein de bienveillance qui leur disait « Ne vous inquiétez pas, si les autres vous ont oublié, nous, nous sommes là. Un jour, ces autres ouvriront les yeux et viendront à genoux implorer votre pardon et celui de tous ceux qu'ils ont utilisés, tués, massacrés, puis oubliés... » J'avais beau faire tout cela et plus encore, chaque fois me revenait l'idée que c'était peu, bien trop peu face à tout ce qu'il restait encore à accomplir, et petit à petit, je m'étais découragée...


Durant cette pèriode, j'avais plus d'une fois failli mettre fin à mes jours. A quoi bon vivre si cela n'apporte rien à personne? A quoi bon vivre si en nous ne subsiste plus aucun espoir, et que la moindre volonté de se battre dans un combat que l'on sait perdu d'avance n'existe plus, réduit à une lassitude et à une fatigue extrêmes de la vie? Mais, plus que cette lassitude, et je le savais, j'étais en train de retrouver l'égoïsme qui subsiste en chaque être; et c'était là ma plus grande honte. J'avais eu la prétention de vouloir fuir la civilisation nordique pour, non seulement ignorer, mais aller jusqu'à oublier ce sentiment méprisable; or, il me rattrapait désormais, venant non plus des autres mais de moi-même, me faisant aspirer à d'autres terres que celle que j'étais venue aider et me laissant entrevoir les villes que j'avais quittées. Ma volonté s'effritait et les regrets commençaient à m'envahir peu à peu; j'oubliais le but premier que je m'étais fixé pour ne plus penser qu'à l'immensité de la solitude que je ressentais désormais et qui ne se lassait plus de me poursuivre sans trêve. Chaque fibre de mon être ressentait soudain toute l'inutilité de la chose que je m'étais fixée et avais osé appeler “mon but”. Pourquoi se battre contre le néant, si celui-ci de toute façon vous emporte? Il ne me restait plus que ces mots, dans l'âme, dans l'esprit, dans le corps; le rien, le vide, le néant, l'abîme, l'inutilité, la déchéance... Que ces mots pour remplir l'obscurité de mon cerveau... Que ces mots qui m'embrouillaient, me désespéraient, m'enlevaient toute combativité, toute volonté, et même toute pitié...Je ne pensais plus qu'à cette voix qui, incessante, se faisait plus forte, grandissant jusqu'à m'envahir, m'engloutissant dans la caresse d'une promesse de paix: en finir...
 

 

Cependant, au moment où, désespérée, j'aurais voulu tout abandonner, une lueur de cet espoir que je n'attendais plus m'avait éclairée et changée de manière indescriptible, repoussant ainsi la victoire de l'obscurité sur mon âme...


C'était il y a aujourd'hui deux ans, pendant mon « jour de congé ». Pour ne pas rester inactive, et ainsi m'occuper l'esprit, je m'étais rendue dans le village voisin à celui où nous nous étions installés. La misère y était pire encore, confrontant la vie et les morts; les maladies étant l'unique pain que recevaient les habitants et qui décimait la population sans relâche; chaque nouveau né voyait son espèrance de vie divisée par trois ou quatre; bref, l'humain dans cette région était plus qu'indésirable... Et ne résistait que très faiblement, notamment grâce aux miracles quotidiens qu'accomplissaient les soeurs du Secours catholique. Ce jour, j'avais donc décidé d'aller apporter mon aide, et malgré cette irraisonnable folie qui, toujours, gagnait du terrain, j'avais réussi à aider quelque peu -comme quoi, même à bout de force et sans plus aucune volonté, on peut toujours se battre. J'avais visité quelques familles, distribuant de la nourriture, tandis que les soeurs qui m'accompagnaient se chargeaient des sourires que je ne savais plus faire, et proféraient quelques unes de ces stupides paroles d'encouragements que l'on adresse dans l'impuissance -et auxquelles je n'apportais plus crédit. Ce fut en sortant de l'une de ces maisons -si l'on pouvait nommer ainsi des abris de fortunes faits de bois, de pierre, et de terre séchée dont l'ensemble n'adhérait en rien pour cause de manque de liants- ce fut donc à l'une de ces sorties, plus que jamais terrassée par l'anéantissement, que je l'avais rencontrée. Elle avait des cheveux châtains rassemblés en une longue tresse -coiffure pratique dans ce pays où l'odeur de la terre se mêlait à celle de la poussière, des morts et de la sueur des survivants pour se coller sans cesse sur chacune des particules libres qu'elle rencontrait. Sa taille moyenne et sa peau pâle malgré l'incessante brûlure du soleil traduisait sa provenance européènne -ou peut-être n'était ce là que simple intuition de ma part. Sa silhouette fine évoquait les privations subies dans ce pays si rude, mais il se dégageait pourtant d'elle une douceur et une tendresse inexprimable. Ses yeux enfin, miroir de l'âme qui m'avaient fait croiser et rencontrer son regard durant quelques secondes avaient confirmé ce sentiment d'infinie douceur qui émanait de sa simple présence. Mais, plus que tout cela, ce fut la sincérité, la chaleur humaine, le dévouement sans borne et enfin la pureté de l'innocence que l'on devinait d'elle qui me marquèrent et me poussèrent à m'arrêter net. Elle n'était qu'une simple gamine de dix-huit, peut-être dix-neuf ans à peine, et tenait dans ses bras un nourrisson, tout en lui donnant un biberon de lait et en souriant à la mère de ce dernier. Mais étrangement, sa présence m'avait énormément troublée, perturbant momentanément mes sens pourtant anesthésiés par la mort depuis plusieurs jours. Je n'avais pu détacher mes yeux de l'uniforme qu'elle portait -celui du secours catholique que j'étais venue aider...Où étais-je moi, déjà, à cet âge là?
 

 

J'ai dix-huit ans depuis deux mois. Je viens de m'engager; encore deux autres longs mois à attendre et je partirai, enfin, pour l'Afrique. Je ne supporte plus la vue de toute cette misère via les écrans télévisés, je ne supporte plus que l'on montre impunément ces gens sans jamais les aider, et que, les fixant d'un air triste depuis notre cocon d'argent, nous les plaignions d'une voix minaudante, qui sonne aussi fausse que nos propos. Je veux être sur le terrain, je veux donner ma vie, ainsi que mon bonheur facile et fragile pour un bonheur empreint de solidité, et d'espoir... Oui, c'est cela que je veux, tout quitter, toujours tout donner, tout partager, en ne gardant que l'extrême nécessaire, instruisant de ma culture, et éduquant de l'espoir qui m'emplit et qui me dit qu'un jour, nous rééquilibrerons le monde...

 

Les larmes m'avaient brûlées les yeux. « Elles ne couleront pas, m'étais je dit, elles ne couleront pas, elles ne... »

 

Arrivée en Afrique, enfin. Je vais agir. Je garderai mes croyances, et mon innocence d'enfant, pour mieux affronter la noirceur qui nous habite tous. Je m'oublierai moi-même en souriant, je m'effacerai moi-même en riant, je n'existerai que pour les autres jamais pour moi, jamais plus je ne laisserai la moindre part d'égoïsme m'envahir et me dicter mes actes, je leur apprendrai le peu que je sais de la vie, ce que j'en devine, ainsi que les valeurs les plus fondamentales, celles que nous, les blancs, dont je fais malheureusement partie, n'ont cessé de dicter sans jamais les appliquer; j'apprendrai cela et plus encore à tous ceux que je croiserai et qui l'ignoreront, afin qu'ils en instruisent leurs amis, proches, parents et enfants, et qu'un jour enfin, ce monde et ceux qui l'habitent deviennent respectables. Je me battrai jusqu'au bout, peu-importe de quelle manière. Je ne laisserai jamais tomber!!!!!

 

Je n'avais soudain plus su retenir mes larmes. J'avais senti quelque chose craquer, se déchirer en moi...

 

Je ne laisserai jamais tomber, jamais tomber, tomber, jamais, jamais, jamais!!!!!

 

Mes joues, mon visage, et même mon coeur s'étaient brusquement inondés de larmes. Je ne pouvais plus lutter. Cette gamine... J'avais vingt-quatre ans ce jour là, j'étais épuisée, lasse, je voulais tout abandonner... Dix-huit ans lors de mon arrivée; j'avais à cet âge et encore avant beaucoup souffert de l'injustice du monde même si tout depuis ma naissance m'avait été offert sur un plateau. J'avais voulu en finir avant de comprendre que, malgré le néant de nos vies et leur peu d'utilité, je pouvais me battre, et grossir les rangs de ceux qui le faisaient déjà... Cette gamine... Cette gamine, elle me ressemblait tant...

 

Je passais désormais tous mes jours de congé dans cette région voisine à celle que j'aidais. J'apercevais souvent cette européènne catholique, son sourire empreint de douceur et ses yeux emplis de religion, et je me plaisais à l'observer aussi souvent, me replongeant dans les souvenirs des années passées, retrouvant peu à peu ce qui avait arrêté mon geste lorsque, à quinze ans, j'avais voulu disparaître, souhaitant ma mort comme on peut souhaiter l'amour, voulant m'arracher la vie dans la violence d'un désir interdit. Alors peu à peu, je réapprenais une seconde fois comment vivre pour ne pas m'étouffer, comment espérer et même croire à nouveau...
 

Je revoyais les sourires et la reconaissance de ceux que j'avais déchargé de quelques poids, les maisons que nous nous étions acharnés à reconstruire un an durant, l'eau que nous allions chercher au puit pour les habitants, qui, moins nourris et donc moins résistants que nous, risquaient à chaque pas une crise d'anémie, un évanouissement, un malaise ou pire... Je revoyais aussi mes différents voyages entre l'Europe et l'Afrique, et les enfants heureux qui, chaque fois, couraient vers moi et m'entouraient en riant, me disant avec précipitation combien je leur avais manqué et qui, ensuite, se ruaient sur les livres et les jouets neufs que je leur avais rapportés... Je me rappelle qu'ils aimaient le courriel de ces enfants lointains et étrangers qui avaient tout quand eux n'avaient rien, et qui leur envoyaient quelques-uns des morceaux de leur vie si confortable; de même qu'ils adoraient les leçons de lecture qui avaient une cote de popularité incroyable; tout le village quasiment s'y réunissait! Je partais souvent d'un rire léger lorsque je me rappelais ce genre d'annecdotes qui m'avaient tant touchée et qui me touchaient encore profondément.
 

Depuis combien de temps avais-je donc décidé d'en finir avec toute cette joie que j' apportais à l'aide des autres bénévoles, pour me cantonner dans le rôle d'une présence physique uniquement, qui accomplissait les tâches infaisables par ceux dont les corps étaient désormais trop fatigués ou trop malades? Deux ans... Deux années bien trop longues, où ma tendance destructrice avait repris le pas sur ce que j'avais réussi à créer , deux années qui avaient suffi pour détruire la beauté des quatres précédantes...
 

En croisant cette jeune fille qui m'avait tant rappelé celle que j'avais jadis été, ma volonté m'était revenue, et c'était l'essentiel: « Lorsque tu auras désappris à croire, je t'apprendrai à vouloir » disait Sénèque. C'était ce que j'avais fait à quinze ans et que j'avais commencé à redécouvrir peu à peu, après l'avoir oublié; car même s'il n'y pas ou plus d'espoir, la volonté reste, elle.

 

J'avais continué cette observation incessante pendant plus d'un mois, ne pouvant m'empêcher d'admirer la force de cette frêle jeune fille, âme si semblable à la mienne autrefois. Mais j'étais incapable de trouver assez de courage pour l'aborder. Chaque fois, je me décidais, avant de changer d'avis, et je repartais seule, tournant la tête d'un air résigné. Cependant, l'envie de l'aborder et d'en savoir un peu plus sur elle grandissait en moi, et n'y tenant plus, je me décidai enfin et allai lui parler, afin de comprendre pourquoi elle m'avait tant marquée. J'avais ainsi appris que ses parents avaient eux-mêmes été des bénévoles en Afrique, et qu'à leur mort dans un accident de voiture, elle avait décidé de poursuivre leur engagement. Comme depuis toute petite, elle avait la foi, elle avait décidé de relier les deux et s'était donc engagée dans le Secours catholique. En parlant avec elle, je m'étais rendu compte que ses yeux brillaient lorsqu'elle parlait de Dieu. Elle y croyait sincèrement. Pour elle, peu importait ce qu'on lui disait, cette entité existait vraiment et était bénéfique. Je trouvais magnifique et grandiose ce fait qui m'était impossible, pouvoir croire à quelque chose ne nous ayant jamais donné un seul signe d'existence, à quelque chose capable de créer la terre et tout ce qui l'habite mais pris de cours lorsqu'il s'agissait d'empêcher une guerre ou le viol d'un enfant... À cela, elle répondait incessament que l'Homme avait en lui une part de Mal tel que seul lui pouvait l'anéantir, par un travail incessant sur lui-même, et parfois aussi grâce à la foi et à la menace de l'enfer. Je ne manquais jamais de répliquer que si Dieu avait créé les Hommes, il avait aussi créé ce Mal qui nous rongeait et sonnerait immanquablement le glas de notre fin, mais elle trouvait toujours une réponse, me retournant ce que je savais déjà et que je redoutais, à savoir que le Bien ne pourrait exister sans le Mal, que c'était là un équilibre inévitable, et qu'ainsi, nous n'avions d'autre choix que d'accepter ce qui était.

 

J'étais revenue la voir plusieurs fois; sa sagesse -quoique différente de la mienne- m'instruisait énormément, et, outre la foi que j'avais perdue depuis la pré-adolescence déjà, nous nous ressemblions sur beaucoup de points. A travers elle, j'avais revécu l'enfance et l'adolescence. Ce qui m'avait cependant le plus marqué, c'était l'innocence qu'elle gardait et que des envieux nommeraient « naïveté »; cette innocence la protégeait de tout ce qui m'écorchait, et lui permettait de vivre simplement, en donnant tout ce qu'elle avait sans cette arrière pensée qui me taraudait, et qui était de racheter le Mal causé des siècles avant moi, et d'obtenir ainsi le pardon des peuples décimés et des familles déchirées.

 

Je dois dire que cette rencontre m'ouvrit les yeux. Je m'étais engagée dans l'humanitaire pour réparer des erreurs passées pour lesquelles je ne possédais aucune responsabilité quelconque et avais décidé sur un coup de tête de ce qui m'apparaissait alors comme un devoir, me disant que c'était la seule chose à faire pour conserver un semblant de dignité humaine. Or, je m'en rendais compte aujourd'hui; en faisant cela, je n'avais cherché qu'à apaiser mon esprit tourmenté, sans même songer la moindre seconde au sentiment d'entraide et à l'humilité qu'impliquait cet engagement. J'avais fait fausse route depuis le début et persisté dans mon égoïsme, et je m'y entêtais d'ailleurs encore. Je comprenais désormais mon erreur: en croyant penser aux autres, je n'avais réussi qu'à les ignorer; je n'avais rien fait pour eux; c'était eux qui avaient fait pour moi. Grâce à eux je m'étais sentie utile. Mais surtout, je m'étais victimisée et érigée en martyre: sacrifier son bonheur personnel en prétendant que cela n'existait pas, quel acte héroïque en effet! Je disais sentir la douleur de tous ces gens et vouloir la leur retirer mais en réalité, tout cela n'était que simple prétexte pour attirer les yeux des gens sur ma propre souffrance... J'avais été pitoyable, on ne pouvait me décrire autrement. Hier je prenais les autres en pitié, aujourd'hui c'était moi que je plaignais, de la stupidité de ce que j'avais pu éprouver d'abord et de la honte que j'en ressentais ensuite... Il m'avait fallu un peu de temps pour arrêter de m'entêter dans cette direction qui ne menait plus à rien -si elle avait déjà mené quelque part- et me rendre à l'évidence: je ne pouvais plus rester dans ce pays à jouer les bienfaitrices alors que je n'avais plus aucune idée de pourquoi je le faisais. Il me fallait impérativement rentrer et remettre mes idées au clair ...

 

Deux mois plus tard, en Allemagne. De retour dans le pays de mon coeur. Les larmes sont sèches, et l'égoïsme disparu. Pour la première fois depuis des années, je me sens bien, enfin en paix avec moi-même, sans autres problèmes que celui de vivre, jamais au-dessus des autres mais jamais en-dessous, vivre modestement mais vivre quand même. Après avoir passé six ans à vouloir aider à tout prix à reconstruire le monde, il m'avait fallu un mois entier de réflexion et de méditation pour trouver quoi faire. La conclusion s'était portée d'elle-même à mes yeux: il me fallait vivre et réaliser mes rêves, moi qui en avais la possibilité, au nom de tous ceux pour qui j'avais dit, à quinze ans, vouloir mourir. Mais je devrais faire cela sans pour autant oublier le Mal qui ronge les Hommes ni tous ceux qui le côtoient et le subissent au quotidien. Aussi, je me retrouve aujourd'hui à nouveau dans ce pays que j'aime tant, dans un nouvel appartement, avec un nouvel état d'esprit et un nouveau but. Mais cette fois, mon but sera aussi mon rêve; je ne me tromperai pas deux fois de voie...

 

ÉPILOGUE:

Voilà donc le récit d'une vie. De ma vie. Ou, plus exactement, celui de la période de mon existence qui m'apparaît comme la plus importante, la plus décisive, celle qui m'a amenée à devenir ce que je suis maintenant. Je repense dans un soupir résigné à toutes ces secondes passées, inscrites chacune dans ma mémoire et qui désormais se décomposent et se détachent lentement, tel les mille pièces d'un puzzle désormais infaisable. Je suis bien entendu retournée apprendre à lire aux enfants du village, auxquels j'ai apporté nourriture, livres et cadeaux, tous achetés grâce aux recettes rapportés par les livres que j'ai écris. J'ai réussi à réaliser mon rêve d'ailleurs, et gagnée un certain prestige dans le monde de l'écriture qui me ravit; mais plutôt que de partir passer toutes mes vacances sur des îles paradisiaques pour riches, je me garde un mois et parfois même plus, pour retourner en Afrique, terrre mère du genre humain abandonnée par la plupart de ceux qu'elle avait enfanté... Ces visites annuelles m'ont permis de rester modeste sans jamais devenir accaparée par l'argent, me contentant du paisible confort que je posséde déjà... Et pourtant voici que ma mémoire s'égare encore, moi qui suis désormais en fin de vie, et atteinte d'Alzeihmer, me revoilà à nouveau plongée dans la limpide étendue de mes souvenirs et de mes connaissances du haut de mes quatre-vingts ans! Mais voilà que je sens que je les perds, que le fil ténu qui me reliait à ces innombrables traces du passé s'use, bien trop vite à mon goût, que le vase qui les retenait se brise en morceaux sur le sol, laissant leur contenu éparpillé en désordre; ces souvenirs que j'ai mis si longtemps à trier et ranger... Cela me désespère, une tristesse profonde et infinie m'envahit... Comment décrire une vie qui s'échappe mieux que par la fuite de tout ce qui nous rattache et nous enracine à elle? Je ne veux pas, je sens pourtant que ceci était mon dernier flashback, mon adieu à tout ce que je fus... Mourir serait si apaisant, je ne veux rien oublier, et surtout pas cette jeune fille qui, sans même s'en rendre compte, me redonna confiance en la vie et me réconcilia avec moi-même; je voudrais emporter tout cela avec moi dans la tombe. Si je n'ai plus de souvenirs, qui saura mon existence? J'ai énormément écrit, tout au long de ma vie, mais jamais vraiment sur moi et uniquement sur cela... On connaîtra l'écrivain, on saura ce qu'il y a à apprendre de moi à travers tous ces personnages et tous ces sentiments inscris sur le papier, mais qui, qui donc pourra me décrire telle que j'étais vraiment, qui pourra prétendre m'avoir connu jusque dans la chair, jusqu'au coeur, jusqu'à la moelle; qui pourra avoir dans l'âme l'essence même de ce que j'étais, de ce que je fus, de ce que j'aurai encore pu être, qui? Qui? Je panique. Qui? Qui? Je m'enfonce. Qui?! Je sombre. Qui donc...

 




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